« Comment pouvez-vous m’aider à passer en France? ». N’en déplaise à tous les théoriciens d’un grand remplacement qui nourrit les échotiers, la question est murmurée presque honteusement par un vieil homme.
Il est 18h30, à Kirkouk, la messe dominicale vient de s’achever. Elle a été chantée magnifiquement par la chorale composée notamment de jeunes étudiants réfugiés de Mossoul. Ceux-là même que la veille j’avais rencontré dans un des dix foyers qui accueillent chacun une quarantaine de jeunes gens, distingués entre filles et garçons. Ils avaient surpris leur monde en août 2014 quand, quelques heures après l’expiration de l’ultimatum des califiens assassins, ils avaient exprimé auprès de l’évêque du lieu de leur exil, leur désir de valider leur année. Nourrir les affamés, accueillir les réfugiés, loger les sans-abris : en plus de ces obligations évangéliques en surgit une nouvelle « aider les étudiants à passer leurs diplômes ».
Car sans le sésame universitaire, rien de possible. Plus de validation de savoir, plus de travail à espérer et plus d’économie possible. La perte de tout espoir de reconstruction et d’avenir national.
L’étudiant est exigeant : « il a la vie devant lui » chantent les vieux nostalgiques. Mais il en sent l’urgence, surtout lorsqu’il a vu la guerre, et s’effondrer d’un coup ce à quoi il pensait avoir le droit de prétendre sans arrogance particulière. Yazidi, chrétien, il sait que sur cette terre, on ne pratique plus depuis longtemps la coexistence pacifique. Et c’est le drame du pays de Babel que de servir de cadre à des successions de violences, de massacres ou de pogroms. Les contempteurs de Saddam devraient s’en souvenir, lui qui gaza par centaines de mille les kurdes généreusement abandonnés à leurs sorts par des occidentaux qui avaient su exciter leur soif d’indépendance pour mieux manœuvrer dans la libération d’un Koweith ami qui a su depuis se montrer reconnaissant.
L’étudiant donc, sait bien qu’il ne faut pas rêver aux plages californiennes et aux campus anglais. Il sait, surtout s’il est chrétien, qu’il mérite mystérieusement cette double peine qui le frappe de par le monde : pour les siens il est un renégat, pour l’étranger il inspire la méfiance. Mais s’il a compris qu’il lui fallait rêver modestement, il demeure avide de vivre, de connaître et de désirer. Il veut bâtir, imaginer, participer à cette courte bouffée d’oxygène qui est comme l’âme de l’existence : croire que l’on peut créer son destin.
Il veut aussi tomber amoureux, se marier – car lui y croit encore – et, pardi, avoir des enfants.
Et le voici parqué en camp de réfugiés comme à Erbil, en foyer à Kirkouk, ou replié sur les montagnes frontalières avec la puissance ottomane qui bombarde généreusement ces régions désertiques au prétexte qu’elles abritent leurs ennemis.
L’étudiant, quand il se confie, avoue sa peur. Peur de devoir fuir encore et ce coup-ci, de se faire prendre. Peur de mourir donc. Peur aussi que tout le monde s’en fiche. Qu’on ne le voie même pas mourir. Qu’on ne l’entende même pas crier cette angoisse-là.
Il sait bien qu’il n’ira sans doute pas faire un troisième cycle à Singapour, ni un stage à Sao Paolo. Sauf exceptions il ne pointera pas pour commencer sa vie dans un grand cabinet d’audit, ni dans une banque d’affaire. Il ne s’inscrira ni au Barreau de Londres ni à celui de Paris. En fait, cet étudiant là il se forme à l’informatique, aux métiers de santé, à l’éducation… il y a longtemps qu’il n’y a plus de grandes écoles en Irak. Mais il reste des étudiants.
Et le grand-père de l’un d’eux qui m’interpelle donc à la fin de cette messe dominicale : comment venir en France?
Au nom de quoi veut-il envahir notre terre sacrée? Quelle arrière-pensée agite son esprit calculateur? Souhaite-t-il une fois entré, faire droit au regroupement familial ou implanter un nouveau réseau dormant? Il dissipe aussitôt le malentendu : il veut venir prier à Lourdes, juste quelques jours. Et c’est promis, ensuite, il repartira chez lui. Un visa de tourisme, c’est cela qu’il demande.
Un visa pour prier : dans une République laïque… Décidément ces réfugiés ils ne comprennent rien…
Père Benoist de SINETY