Edito du 20 mars 2016

« le Père Maurice Joyeux, sj, est responsable en Grèce depuis ces dernières années du Jesuit Refugee Service. Il accueille avec ses équipes, réconforte, prend soin de milliers de réfugiés échoués sur les côtes grecques. Notre Semaine Sainte nous ouvre sur le Salut de Dieu, Victoire de la Vérité sur le mensonge, de la Justice sur la peur, de la Vie sur toute mort. Que nos pas se rapprochent de ceux des plus pauvres et des plus petits avec qui marche Jésus. »

 

L’ange syrien aux mille baisers

J’allais me coucher, comme souvent durant ces soirs, avec mon fond de tristesse et de noir.

Tant de détresses alentour, tant de personnes abandonnées sur la place voisine.

Mon impuissance, nos hontes en bandoulière…

Je décidai de passer à l’étage de notre accueil JRS où deux couples et leurs enfants résident. Histoire de voir…

Deux enfants gambadent dans les jouets de la salle commune, la maman toute de noir vêtue, au voile de sobre religieuse et visage de cire, rayonne de beauté et bonté pour ses deux fils de trois ans et quelques, presque jumeaux.

Son mari arrive, yeux bleus, barbe rousse, visage marqué de fatigue mais tellement expressif, empathique.
Depuis deux jours il a aidé tout le monde au port du Pirée. On m’a parlé de cet homme …

Il me parle, lui, avec chaleur et vivacité dans un anglais qui nous fait rire, nous rapproche. La différence des langues est une immense barrière à franchir. Il la saute et bouscule avec impatience, joie.
Son mobile agilement nous offre quelques bonnes traductions : « Actor, movies, series. it’s my hobby, but, only one movie, I made »…

Nous allons plus loin, plus haut…

Il monte sur des pilones en Syrie et dans tous les pays du Moyen Orient, « I like a lot my job » « Technical ingenior, I am ». « Je peux dormir sur une barre, à l’extérieur de mes pilones, sur une barre étroite comme celle ci ». « J’aime le risque… J’aime »

« J’ai écrit 700 poèmes »… « J’aime écrire aussi »

Il me montre des photos de lui, rayonnant, haut perché sur des pilones de plus de 85 mètre de hauteur, sans casque ni sécurité… Un alpiniste de l’informatique moderne chez MTN au Moyen Orient ! Un homme de feu, un équilibriste !

« J’aime mon pays, je ne serais pas parti si ma femme n’était pas malade ».

Il va me chercher des papiers en arabe de tests de sang et de certificats et échographies de médecin.
Je ne comprends rien, bien sûr, mais tout m’est confié et c’est bien là l’important sur notre pilone du soir.

De là, nous passons aux passeports et aux papiers qu’ils ont ou n’ont pas.

Mon aide ? Mettre tous ces documents sous plastique. Dérisoire…
Mais, ils me remercient chaleureusement, moi le « Joyeux » si triste.

Il hésite, puis glisse son doigt plusieurs fois sur l’écran de son portable et pointe sur un petit film qu’il tient à me montrer comme en cadeau et confidence : une victoire, une surprise, une fête !
Le passeur qui pilotait leur bateau gonflable où ils étaient 41 adultes + 11 enfants a tout d’un coup disparu, plongeant dans la mer dix minutes après avoir quitté la côte turque en direction de l’île grecque de Lesvos.
Le bateau a commencé à tourner fort dangereusement en rond, moteur à fond.

Le film saisi par un coéquipier le montre, lui, prenant en main la barre du moteur et fonçant droit devant dans la nuit. Il crie, il chante, fait rire tous les embarqués aux gilets orange qui reprennent après lui quelques vifs refrains provocants.

3 minutes d’ « adresses à la mer » me dit il, débordant de joie, « Pour la maîtriser, la vaincre » et, deux heures et demi plus tard, conduire fièrement tout le monde à bon port.
Son geste mime la vague calme d’une rive enfin atteinte.

Je regarde sa femme, le frère de sa femme, ici présents. Ils sont fiers, rient aux éclats, sourient d’admiration tendre pour Ahmed qu’ils m’offrent ainsi comme en immense remerciement.

Qui suis-je devant ce géant ? Je n’ai rien vécu, je n’ai rien fait, n’ai rien donné…

Main tenant la mienne comme pour s’excuser de sa fierté, Ahmed pleure maintenant.

En réalité, il fait semblant ce grand vivant, il joue la comédie qu’il aime tant jouer et la magie réussit encore.
Sa femme souriante fait remarquer la chose à ses deux enfants. Ils arrêtent de jouer, courent chacun vers leur papa et le couvrent de baisers…
« Pleures papa, pleures ! » et c’est un feu d’artifices de baisers !

L’ange syrien me confie : je ne dors pas, j’ai trop à vivre.

Nous nous quittons. Il me demande s’il passera à la frontière. Je lui dis que non seulement il passera mais qu’il fera passer nombreux de ses frères.

«Demain, anything you want, you ask to me, please! »… «Demain, tout ce que tu veux demain, tu me le demandes insiste – t’il»
Maurice Joyeux sj – Samedi 27 Février 2016 –